Edwards & Praly
Avocat à Paris 16
 
Olivier Edwards, avocat à Paris 16

Le capital-risque : français ? Non. Né aux Etats-Unis ? Pas plus. Le capital-risque est né en Europe, il y a des siècles à l’échelle du temps, des millions d’années à l’échelle du temps digital !


Il est aujourd’hui difficile de parcourir un journal ou un magazine sans que votre œil soit attiré par un article sur une start-up, un fonds de capital risque, la vente d’une start-up à un GAFA[1] pour un prix mirobolant ou enfin une nouvelle licorne[2].

Mais qui se souvient que le 29 septembre 1994, il y aura trente ans en 2024, Business Object était la première société européenne à réussir son introduction sur le Nasdaq après moins de cinq ans d’existence. Coup de cymbales et passage à la télévision française. J’ai eu la chance de participer à cette aventure et de ne jamais m’en remettre.

Cette introduction en bourse («IPO[3]») de BO marquait l’émergence de la pointe d’un iceberg économique né une grosse décennie avant en France, directement importé de Californie où il florissait depuis les années cinquante sous le vocable de venture capital.

Quelle est l’origine du capital risque ? Ceux que les historiens économiques considèrent aujourd'hui comme les premiers véritables investissements en capital risque ont été réalisés par la société de capital risque, fondée en 1946 l’ARDC[4], fondée par Georges Doriot[5], citoyen français.

Alors, le capital risque : français ? Non. Né aux USA ? Pas plus. Le capital risque est né en Europe, il y a des siècles à l’échelle du temps, des millions d’années à l’échelle du temps digital !

Il était une fois... le Moyen Âge

C'est dans les statuts des cités commerçantes du Moyen Âge se trouve l'origine historique des diverses formes modernes de sociétés commerciales dont le contrat de commande médiéval, un cadre très souple, ouvert aux combinaisons les plus diverses, permettant aux banquiers de prêter à intérêt sans encourir les censures canoniques et aux nobles de commercer sans déroger[6].

Extension maritime[7] le contrat de commandement[8] a nombre de traits communs avec notre commandite : conclu entre un marin (capitaine du navire) et un ou plusieurs (vilains ?) capitalistes (appelés « bourgeois ») où le capitaine «lève» auprès des bourgeois l’argent nécessaire pour armer un navire et acheter la cargaison de marchandises contre une part des bénéfices de l'expédition. Le financier risquait de perdre son investissement et le capitaine, sa vie.

Il suffit de comparer la définition du contrat de commandement et la définition d'un investissement en capital risque : « entreprise dans laquelle quelque chose est risqué dans l'espoir d'un profit…», pour constater leur grande proximité mais aujourd’hui le capitaine ne risque plus sa vie. En revanche, le bourgeois lui fait toujours «suer le burnous».

 

Du Moyen Âge au Siècle des Lumières

Alors que l’Europe connaît une forte expansion commerciale, seuls les commerçants peuvent constituer des sociétés en nom collectif. Les bourgeois et les nobles sont exclus.

Va naître alors pour lever de l’argent auprès des nobles et des bourgeois le « parrainage » ou « société en commandite » où les partenaires généraux apportent leurs compétences et les parrains l'argent sans pouvoir prendre part à sa gestion. Seront ainsi financées la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb (1492) et de l’Asie par Vasco de Gamma (1498).

À partir des années 1570, les Néerlandais s’intéressent aux Indes puis au Japon, puis à la Chine. Entre 1598 et 1602, ils envoient 65 navires divisés en 14 flottes aux Indes et au-delà. Les flottes qui réussissent à revenir permettent des bénéfices atteignant jusqu’à 265 %.

Le 20 mars 1602 sont regroupés les Néerlandais, la Vereenigde Oostindische Compagnie est créée et obtient le monopole du commerce avec les Indes pour 21 ans. Cotée en Bourse, elle constitue la première véritable société anonyme où chaque actionnaire a la possibilité de vendre son action à un tiers sans déclencher automatiquement la dissolution de la société. L'investissement devient liquide. La valeur de ses actions passe de 3 000 florins à la création à 18 000 florins en 1670 détournant ainsi l’investissement de la commandite.

Le XIXème siècle et la révolution industrielle

En France, dès 1807, le Code de commerce distingue entre les sociétés de personnes et les sociétés de capitaux. La commandite par actions est la synthèse des deux et, en cela, unique. La création des sociétés anonymes étant assujettie à l’octroi d’une autorisation gouvernementale au contraire des sociétés en commandite par actions la France connut Ia «fièvre des commandites».

Aujourd’hui encore subsistent des commandites par actions centenaires. Michelin[1] est la plus connue.

Parallèlement, depuis le début de la révolution industrielle du XIXe siècle, une nouvelle sorte d’investisseurs voit le jour : gestionnaires de l’argent qui leur est confié par quelques grandes fortunes ou des rentiers, ils acquièrent des entreprises ou réalisent des investissements minoritaires dans des sociétés privées.

Cette nouvelle sorte de banquiers basés dans les grandes métropoles telles que Londres, Paris ou New-York financera les entreprises industrielles dès 1850 allant jusqu’à franchir l’Atlantique : à titre d’exemple, le Crédit Mobilier, fondé en 1854 par Jacob et Isaac Pereire financera conjointement avec Jay Cooke, basé à New York, la construction du Transcontinental Railroad aux États-Unis[2].

Le XXème siècle

1. Les sources du capital risque « moderne »[3]

Bien que la cession par Andrew Carnegie, magnat de l'acier américain et philanthrope, de son entreprise sidérurgique à J.P. Morgan en 1901 doive être considérée comme le premier véritable « leverage buy out » moderne, il faudra attendre que passent la première guerre mondiale et la crise de 1929 pour voir les premières pousses du capital risque moderne.

L’histoire commence avec l’attaque de Pearl Harbour par les Japonais l’entrée en guerre des USA avec le Japon et l'Allemagne, deux pays de l'Axe dotés d'impressionnantes capacités scientifiques et technologiques.

L'administration Roosevelt va relever ce défi avec l'aide de Vannevar Bush[4] ingénieur renommé : il convainc le président Roosevelt que l’armée américaine recrute des scientifiques de haut niveau sans toutefois leur demander de renoncer à leur carrière universitaire et de financer les recherches sur des questions intéressant l’armée américaine par les meilleures universités du pays[5].

Ces efforts conjugués, dans le domaine de la recherche et de l’enseignement supérieur, vont transformer le système universitaire américain en un puissant moteur de croissance qui à son tour contribuera au boom économique américain de l’après-guerre alors que l’Europe consacrera la totalité de ses moyens à la reconstruction et manquera de rapprocher l’université et l’industrie.

De ce fait, le capital risque franchit l’Atlantique pour devenir le « venture capital ».

L’étape intermédiaire

Dans le contexte de l’après-guerre, l'industrie américaine doit reconvertir son industrie à la fabrication de biens de consommation. C’est alors que quelques riches familles[6] vont créer leurs propres entreprises d’investissement afin de saisir les opportunités offertes par la fin de l’économie de guerre.

Ces nouvelles entreprises d’investissement fondées par ces familles aboutiront à un capital-investissement professionnel : au lieu d'agir en tant que co-investisseurs comme le faisaient les banquiers marchands à l'ancienne, leurs équipes de gestion prennent en charge la recherche d'opportunités, l'évaluation des risques et la négociation de contrats d'investissement pour le compte de leurs actionnaires. Le modèle de la commandite est déjà en filigrane.

Cocorico, l’ancêtre du venture capital est français

La première société de capital risque American Research & Development Corporation (ARDC) est co-fondée en 1946 par Georges Doriot[7], surnommé le "père du capital risque", fondateur de l'INSEAD et ancien doyen de la Harvard Business School, citoyen français afin d'encourager les investissements du secteur privé dans des entreprises dirigées par des soldats revenant de la Seconde Guerre mondiale. Pour ce faire, ARDC s’appuie sur le G.I. Act (1944), loi conçue pour encourager les anciens combattants à fréquenter l’université et ainsi trouver un emploi des investisseurs institutionnels.

1957 marquera un tournant dans l’histoire du capital risque qui voit les premières IPO de sociétés technologiques, démontrant ainsi la liquidité et la profitabilité des investissements des fonds de capital risque et lancer les premiers clubs d’anges-investisseurs[8] (business angels) dans la baie de San Francisco.

Draper, Gaither & Anderson[9] (DGA) sera fondée en 1959 à Palo Alto, par le pionnier du capital risque William H. Draper Jr[10] le premier à utiliser la forme de la « limited partnership » ou société en commandite par actions pour créer un fonds de capital risque et aligner les intérêts entre investisseurs et entrepreneurs, où les commandités («general partners») reçoivent une part du bénéfice (« carried interest ») et les commanditaires (« limited partners ») ayant financé les commandités, le solde.

Go West

Pendant ce temps, Frederick Terman[11] à l'université de Stanford attire les énormes budgets que le Département de la Défense continue d’allouer à la recherche dans les universités américaines et démontre qu’il est plus efficace de fonder la recherche sur la demande des clients plutôt que sur celle des laboratoires ou des agences de recherche nationales. Il fera de Stanford une fabrique d’entreprises à succès attirant les investisseurs dans ce qui deviendra la Silicon Valley.

Exit la Côte Est, bienvenue la Côte Ouest !

L’éclosion

Le modèle de la commandite adopté, le capital risque continue de croître. Les premières sociétés de gestion voient le jour:  sont ainsi créées en 1972 Kleiner Perkins Caufield & Byers et Sequoia Capital un an seulement après l’invention du microprocesseur qui déclenche la Révolution numérique.

En 1978 et 1979, la toute nouvelle National Venture Capital Association négocie avec le ministère du Travail qui acceptera de libérer les fonds de pension des travailleurs du poids de la règle de gestion «prudent man rule» les autorisant à consacrer une partie de leurs fonds au capital risque aux nouvelles technologies.

Les années 90 fourniront aux investisseurs en capital de risque une nouvelle plate-forme plus vaste sur laquelle ils pourront grandir et danser: Internet.

Vous connaissez le reste de l’histoire. La question de savoir si la technologie sauvera le monde ou le plongera dans le chaos relève de la boule de cristal et de la philosophie.

L’Europe en général et la France en particulier suivront ces initiatives et importeront les techniques de levée des fonds californiennes sans pour autant voir la commandite prendre un nouvel essor. Et pourtant, les premières sociétés de capital investissement françaises seront des commandites. Dommage !

Olivier Edwards – Associé Fondateur

Avocat Entrepreneur

Edwards & Praly

 

[1] À la fin du XIXème siècle deux frères, Édouard et André Michelin, dirigeaient une usine de caoutchouc à Clermont-Ferrand. Un jour de 1889, un cycliste arrive à l'usine avec un pneu hors d’usage. À l’époque le pneu était directement collé à la jante. Il fallut plus de trois heures pour le démonter et le réparer puis le laisser sécher pendant une nuit. Le lendemain, Édouard Michelin a emmené le vélo réparé dans le chantier de l'usine pour le tester. Après seulement quelques centaines de mètres, le pneu creva à nouveau. L’échec créa l’intérêt d’Édouard à étudier le pneu. Son frère et lui travaillèrent alors à la création de leur propre version : un pneu qui n’avait pas besoin d’être collé à la jante. La société en commandite par actions Michelin est constituée le 28 mai 1889. En 1891, Michelin dépose son premier brevet sur un pneu amovible. Avec ce pneu, en 1891 le français Charles Terront remportera Paris – Brest – Paris la première course cycliste longue distance au monde. La société Michelin était lancée.

 

[2] Pour l’histoire d’une famille de banquiers de l’aube à la faillite lire Les frères Lehman de Stefano Massimi (10/18)

[3] Ceux qui voudront aller plus dans le détail de la contribution décisive du gouvernement américain au financement de la technologie pourront lire « L’Histoire secrète de la Silicon Valley » par Steve Blank.

[5] A l’époque toutes sur la Côte Ouest

[6] La famille Whitney fondera J.H. Whitney & Co., la famille Rockefeller, Rockefeller Brothers, Inc. (devenu Venrock) et la famille Phippses, Bessemer Securities

[7] Voir note 5

[8] A ne pas confondre avec l’Ange Exterminateur de Luis Bunuel ;-)

[10] William H. Draper Jr. sera le premier de la lignée des Draper : son fils, William Henry Draper III, fondera Draper Richards et son petit-fils, Timothy C. Draper, Draper Fisher Jurvetson

 

[1] Acronyme formé par la première lettre de Google/Apple/Facebook/Amazon

[2] Start-up dont la valeur de marché atteint ou dépasse le milliard de US$

[3] Acronyme de Initial Public Offering ou première cotation sur un marché règlementé

[4] connu et reconnu comme le "père du capital-risque" / cofondateurs, Ralph Flanders et Karl Compton 

[5] fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Doriot -

[6] Déroger : pour un noble, perdre les privilèges de son rang pour s'être abaissé à la dérogeance / dérogeance : acte ou activité qui faisait perdre à quelqu'un sa qualité de noble

[7] A noter que « carried interest » provient de cette la pratique selon laquelle les capitaines de navires percevaient une commission de 20% sur les marchandises qu’ils amenaient à bon port

[8] en latin, comendare signifie se confier


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